25.
Caroline était habituée aux nuits blanches. Durant les quelques années qui venaient de s'écouler, elle avait conçu une jalousie féroce à l'égard des personnes qui pouvaient grimper dans leur lit et glisser sans effort dans les bras de Morphée sitôt leurs yeux fermés. Depuis qu'elle s'était installée à Innocence, cependant, elle avait été près de rejoindre le clan de ces dormeurs privilégiés. Et voilà qu'il lui semblait être revenue à la case départ avec, devant elle, la perspective de longues et sombres heures passées à chercher en vain le sommeil.
Les petits « trucs » des insomniaques lui étaient devenus une routine : bains bouillants, alcools chauds, livres assommants. Les deux premiers procédés parvenaient à détendre son corps, mais quand il s'agissait de son esprit, hélas, et qu'elle s'efforçait de lire, son attention se détournait très vite des pages imprimées. Et si elle avait pris la précaution de garder un téléviseur dissimulé dans une armoire en merisier, aucune des émissions diffusées aux heures tardives ne retenait suffisamment son intérêt ni ne l'ennuyait au point de l'assoupir.
De la chaleur, en tout cas, elle ne pouvait se plaindre. Sa chambre à Sweetwater était d'une tiédeur délicieuse. De plus, elle était habituée à dormir loin de chez elle. La pièce qu'on lui avait allouée était aussi élégante que les meilleures suites d'hôtel qu'elle avait pu connaître en Europe. Le lit à baldaquin, largement pourvu d'oreillers en dentelle, témoignait d'un raffinement tout féminin. Et comme si cela ne suffisait pas encore à son confort, elle disposait également d'un lit de repos douillet en satin bleu pastel qui, orienté vers les portes-fenêtres, offrait une vue magnifique du clair de lune.
Des vases de fleurs fraîchement coupées embaumaient dans la chambre. De ravissantes aquarelles étaient disposées le long des murs peints en rose. Sur une coiffeuse s'alignait une collection de flacons anciens aux formes gracieuses qui luisaient doucement sous l'éclat des lampes. La pièce était en outre agrémentée d'une petite cheminée de marbre bleu qui devait procurer chaleur et réconfort durant les glaciales soirées d'hiver. Caroline se voyait déjà, par une nuit venteuse de février, en train de contempler les ombres projetées sur les murs par les flammes pétillant dans l'âtre. Elle serait alors blottie sous l'ample couette cousue main.
Avec Tucker.
Il lui sembla soudain indécent de s'imaginer ainsi recroquevillée contre lui, dans un état de quiétude absolue, alors qu'il y avait tant de douleur et de chagrin autour d'elle. Une autre femme était morte, et reposait pour l'heure dans la solitude d'une pièce froide et obscure, tandis que sa famille se morfondait dans les pleurs et les remords.
Oui, se dit-elle, il devait être indécent de jouir de cette douce sensation de bonheur, de cet espoir renaissant, entêtant, alors que la mort rôdait toujours dans les parages.
Mais quoi... elle était amoureuse.
Elle prit appui en soupirant sur la banquette de la fenêtre. Devant elle s'étendait le jardin baigné de lune. Les fleurs détourées d'argent se tenaient immobiles comme sous l'effet d'un fragile enchantement. Au-delà, bien au-delà, brillait l'étang de Sweetwater. D'où elle était, les saules lui demeuraient invisibles. Et elle en était heureuse, car si cela revenait à fuir la souffrance, alors, pour une nuit au moins, elle fuirait. Pour l'heure, elle n'avait d'yeux que pour ce somptueux paysage tissé par la clarté lunaire.
Et puis elle était amoureuse.
De toute manière, songea-t-elle, il n'était pas possible de choisir le lieu ni le moment d'une passion. Elle en était même venue à penser qu'il était tout aussi impossible de choisir la personne avec qui la partager. Si elle avait pu choisir, en effet, elle n'aurait pas élu cet instant ni cet endroit. Ni même Tucker.
C'était une erreur de tomber amoureuse maintenant, alors qu'elle commençait tout juste à comprendre ses propres désirs et les moyens de les satisfaire. Alors qu'elle avait seulement commencé à se rendre compte qu'elle pouvait vivre seule sa propre vie. Oui, il était déraisonnable de tomber amoureuse ici, maintenant, en un lieu que bouleversait une violence aussi tragique qu'absurde et qu'elle serait amenée à quitter dans quelques semaines au plus tard.
Il était enfin ridicule de tomber amoureuse d'un homme qui maniait le charme et la séduction avec un art consommé. D'un don Juan à la nonchalance avenante. D'un suspect dans une affaire de meurtres. D'un bon à rien roucouleur.
Ne s'était-elle pas déjà dit qu'il n'était qu'un second Luis avec des manières de sudiste? Et qu'en s'éprenant ainsi de lui, elle se donnait la preuve qu'elle était bien le genre de femme à se repentir sa vie durant de la médiocrité de ses choix?
Pourtant, malgré l'envie qu'elle avait eue naguère de s'en convaincre, elle n'y arrivait plus tout à fait. Tucker était plus que cela, plus que ce qu'il admettait être lui-même. Elle l'avait constaté dans les soins dont il entourait Cy, dans son attachement indéfectible à sa famille, dans l'autorité tranquille avec laquelle il gérait Sweetwater ainsi qu'une douzaine d'autres affaires, sans faire étalage de son pouvoir ni exiger de reconnaissance particulière.
Aimer Tucker ne l'avilissait pas. C'était plutôt la chance de sa vie. Car il était de ces hommes qui accomplissaient toujours leur devoir sans hésiter ni abrutir leur entourage de récriminations, de plaintes ou de lamentations sur l'avenir.
Au contraire, vivre dans l'entourage de Tucker prodiguait autant de calme et de quiétude que les siestes qu'il aimait lui-même prendre à l'ombre des arbres en été. On y trouvait une paix aussi grande que dans les longues histoires racontées lentement, avec un accent traînant, au son berceur du rocking-chair. Et le même réconfort qu'en savourant une bière fraîche par une nuit de canicule.
Voilà ce dont elle avait besoin, se dit Caroline en appuyant sa tête contre la vitre : cette certitude fondamentale que la vie était une pure plaisanterie qu'il suffisait d'accepter avec le sourire.
Et elle avait bien besoin de sourire en ce moment. Oui, elle avait besoin de cette oasis de sérénité que Tucker lui offrait avec tant de naturel.
Elle avait besoin de lui.
Bon, alors pourquoi restait-elle ainsi assise à rechercher le sommeil alors que ce qu'elle désirait si fort se trouvait à portée de sa main?
Elle se leva aussitôt du fauteuil et se dirigea vers la terrasse. Au passage, elle cueillit une tige de freesia. Elle s'arrêta devant le miroir au cadre doré pour lisser ses cheveux. Puis elle mit la main sur la poignée de l'espagnolette. A cet instant précis, les portes-fenêtres s'ouvrirent d'elles-mêmes sur la nuit brûlante. Et sur Tucker.
Son cœur bondit dans sa poitrine. Prise d'un léger vertige, elle recula d'un pas.
— Oh, tu m'as fait peur.
— J'ai vu ta lumière.
Il portait un pantalon flottant en coton et tenait à la main un brin de pois de senteur.
— J'ai pensé que tu n'arrivais pas non plus à dormir.
— Non, effectivement.
Elle baissa les yeux sur sa tige de freesia puis, souriante, la lui tendit.
— Je venais te voir, murmura-t-elle.
Le mordoré de ses yeux devint plus profond tandis qu'il prenait la fleur qu'elle lui présentait et lui donnait la sienne en échange.
— Quelle coïncidence, n'est-ce pas ? Je me disais justement que, ton respect des convenances t'empêchant certainement de venir dans ma chambre, ce serait à moi de venir dans la tienne.
Il effleura ses cheveux des doigts, puis la saisit doucement par la nuque.
— « Le désir ne connaît pas de répit. »
Elle s'avança vers lui, avec l'impression de se fondre en lui.
— Je ne veux pas de répit.
Tendant la main derrière la jeune femme, il referma la porte.
— Alors je ne t'en donnerai aucun.
Il la serra contre lui, et ils échangèrent un premier baiser avide, comme si cela faisait non des heures, mais des jours qu'ils ne s'étaient embrassés. Ils goûtèrent tous deux à un désir d'une saveur aussi puissante qu'irrésistible, stimulant leur passion par des soupirs et des murmures.
Le souffle court, Caroline pressa ses lèvres contre son cou et se cramponna à lui tandis qu'ils vacillaient ensemble jusqu'au lit. Elle tendit sa main vers la lampe. Il la retint, prenant ses doigts dans sa bouche pour les sucer, les mordiller.
— Nous n'avons pas besoin de l'obscurité, dit-il.
Puis il sourit et la recouvrit de son corps.
Tandis qu'ils faisaient ainsi l'amour en pleine lumière, et que la plupart des habitants d'Innocence dormaient d'un sommeil agité, le bar de McGreedy était bondé. C'était le début d'un long week-end que devaient couronner les festivités du 4 Juillet. Le conseil municipal — à savoir Jed Larsson, Sonny Talbot, Nancy Koons et Dwayne — avait, au terme d'un débat houleux, décidé de ne pas supprimer le défilé annuel, la fête foraine ni les feux d'artifice.
Des raisons patriotiques aussi bien que financières avaient emporté le vote. La société FunTime avait déjà reçu un généreux acompte pour les deux soirées que devait durer la fête, et les feux d'artifice avaient englouti une imposante part du budget municipal. Nancy avait par ailleurs fait remarquer que, l'orchestre du lycée Jefferson Davis et les majorettes des Twinkling Bâtons s'entraînant depuis des jours, annuler les festivités à une date aussi tardive décevrait les enfants et saperait le moral de tous.
Il fut allégué que se trémousser et concourir pour le titre de plus gros mangeur de tartes alors que le corps de Darleen Talbot était encore presque tiède serait inconvenant et déplacé. A quoi l'on objecta que le 4 Juillet était une fête nationale, et qu'Innocence n'avait jamais manqué d'honorer ses devoirs patriotiques depuis un siècle et plus.
Il fut finalement décidé qu'un bref discours serait prononcé depuis la tribune de l'orchestre à la mémoire de Darleen et des autres victimes, et qu'on observerait ensuite une minute de silence.
Ainsi donc, drapeaux et banderoles furent tendus par toute la ville alors même que Teddy se livrait à l'autopsie du corps de Darleen dans la salle d'embaumement de chez Palmer.
Chez McGreedy, certains piliers de bar avaient déjà entamé les festivités. Les rires étaient certes un peu rudes et forcés, et les humeurs irascibles, mais McGreedy se rassurait en tâtant de temps à autre le manche de sa Louisville Slugger sous le bar.
Il gardait un œil sur Dwayne, qui était en train de se soûler avec un calme consciencieux à l'autre bout du comptoir. Comme ce soir-là, cependant, il se consacrait à la bière, McGreedy ne s'inquiétait pas trop. C'était le whisky qui rendait Dwayne mauvais. Et pour le moment, il semblait plus malheureux que gris.
McGreedy n'ignorait pas qu'il aurait sans doute à jouer de la batte et du coup de pied au derrière avant la fin du week-end. Ce soir-là, néanmoins, l'atmosphère semblait amicale — encore qu'une poignée d'esprits revêches se fût rassemblée dans un coin de la salle pour se rincer le gosier tout en parlant à voix basse. Quels que fussent leurs desseins, se dit McGreedy, il veillerait à ce qu'ils allassent faire leurs sales coups ailleurs.
Dans ce groupe se trouvait Billy T. Bonny, qui éclusait un gobelet de whisky maison. Que McGreedy le coupât avec de l'eau l'agaçait grandement, mais ce soir-là il avait d'autres soucis en tête. Chaque satané habitant de la ville savait qu'il voyait Darleen en cachette. Son meurtre ne pouvait donc le laisser indifférent. C'était une question de fierté.
D'ailleurs, plus il buvait, plus il était convaincu que Darleen et lui avaient vécu une véritable histoire d'amour.
Il était au milieu de ses amis, une demi-douzaine d'hommes partageant les mêmes opinions que lui, dont son frère, qui était en train de faire le plein d'alcool et de haine. Ils discutaient tout bas, désireux de rester entre eux.
— Ce n'est pas normal, marmonna Billy T. une nouvelle fois. Alors voilà, nous sommes censés rester là les bras croisés sous prétexte que cette espèce de bon à rien du FBI s'occupe de tout. Eh bien, moi je dis qu'il s'en fiche pas mal, de Darleen.
Il y eut un murmure général d'approbation. Des cigarettes furent allumées, des pensées profondes remâchées.
— Que diable pourrait ce policier yankee pour elle? reprit Billy T. Lui, Burke et tous les autres, ils ne font que tourner en rond, et pendant ce temps on massacre toujours nos femmes. Oh, ils nous trouvent bien assez bons pour rechercher les corps, mais protéger les nôtres, ça, on n'en a pas le droit.
— Doit aussi les violer, marmotta Will dans sa bière. Doit les violer à mort avant de les découper en morceaux. Faut pas rêver.
Wood Palmer, cousin des entrepreneurs de pompes funèbres de la ville, eut un hochement de tête entendu.
— C'est le propre de tous les maniaques, dit-il. C'est parce qu'ils détestent leur mère et qu'ils veulent la tuer tout le temps, alors ils se rabattent sur les autres femmes.
— Des conneries, tout ça, rétorqua Billy T. en vidant son verre.
Il demanda à la serveuse de lui en apporter un autre. Peu lui importait que ses veines fussent déjà complètement imbibées.
— S'ils font ça, c'est parce qu'ils détestent les femmes tout court. Et les femmes blanches.
— C'est vrai, renchérit son frère John Thomas. On n'a tué aucune femme noire, hein?
N'ayant pratiquement ingurgité que de l'eau-de-vie durant les deux dernières heures, il ne tenait plus en place.
— Quatre femmes assassinées, et aucune de couleur.
— Les faits sont là, approuva Billy T.
Il se saisit de son whisky à l'instant même où il fut déposé sur la table.
— Faut pas chercher ailleurs.
Wood se gratta le chaume qui lui piquetait les joues tandis que les autres grognaient leur assentiment. Considérée à travers une brume de tequila, l'hypothèse de Billy T. lui paraissait sensée.
— Pourtant, j'ai entendu dire que leur tête avait été tranchée comme avec un rasoir et leurs organes génitaux arrachés. Ce sont bien des procédés de maniaque, non?
— C'est ce que les flics veulent nous faire croire, répliqua Billy T. en frottant une allumette.
Il regarda la flamme. Il se sentait du feu dans les veines ce soir-là, et ce feu réclamait un combustible.
— Tout comme ils veulent nous persuader qu'Austin Hatinger a tué sa propre fille. Mais c'est faux, on le sait bien.
Tandis que l'allumette grésillait entre son pouce et son index, il dévisagea ses compagnons de beuverie, et ce qu'il lut alors sur les visages le ravit.
— Nous, on sait bien que c'est un Nègre qui a fait le coup. Mais voilà, on a un flic yankee, un suppléant nègre et un shérif, et ceux-là aiment mieux boucler un Blanc qu'un homme de couleur.
Will écorça une cacahuète. Lui ne buvait que de la bière, et il la buvait lentement. Justine lui reprochait déjà de gaspiller la majeure partie de sa paie en alcool et en parties de billard.
— Allons, Billy T., dit-il. Le shérif Truesdale est un pro.
— S'il l'est tant que ça, pourquoi personne n'a-t-il encore payé pour ces quatre meurtres?
Tous les regards se tournèrent vers Will. Encore assez sobre pour rester prudent, ce dernier préféra garder son opinion pour lui-même.
— Eh bien, moi, je vais te dire pourquoi, poursuivit Billy T.. C'est parce qu'ils connaissent le coupable, aussi sûr que le Seigneur me regarde. Ils l'ont parfaitement repéré, mais ne veulent pas d'ennui avec le N.A.A.C.P.[3], ni avec aucun de ces autres groupes de mal-blanchis. Tout ça à cause des Nègres et de ces salauds de libéraux.
— Faut dire aussi qu'ils n'ont interrogé aucun homme de couleur, marmonna Wood. Ça semble pas juste.
— Et ça ne l'est pas, repartit Billy T. de manière retorse. Mais il y en a quand même un qu'ils ont cru bon d'interroger.
Il frotta une deuxième allumette pour le seul plaisir de la voir se consumer.
— Ils sont allés voir Toby March. Et puis ce salaud d'agent spécial a posé des tas de questions sur lui.
— Parler, parler, c'est tout ce qu'ils font, grommela Wood. Et pendant ce temps, on se retrouve avec un autre cadavre sur les bras.
— Des mots, voilà de quoi ils sont capables, ajouta Billy T. avec un hochement de tête.
Les autres commençaient à s'agiter nerveusement sur leur chaise. Billy T. pouvait sentir le ressentiment, la peur et la frustration se fondre dans leurs esprits en un mélange détonant chauffé par la canicule et amorcé par le whisky.
— Ils n'arrêteront pas de parler et de poser des questions, et il en profitera pour recommencer. Et sur une de nos femmes, peut-être.
— Nous avons le droit de protéger les nôtres, tout de même !
— Il est temps que quelqu'un l'arrête. D'une manière ou d'une autre.
— Tout à fait, décréta Billy T.
Il s'humecta les lèvres et se pencha en avant.
— Et je pense que nous voulons tous agir comme il faut. C'est ce bâtard de March qui est le meurtrier. Ils sont allés directement chez lui, et puis après ils ont baissé leur froc. Il aime la chair blanche, pourtant, ils le savent bien.
— Il tournait autour d'Edda Lou, c'est sûr, intervint John Thomas. Quelqu'un aurait dû lui donner une bonne leçon. Oui, une bonne.
— Et savez-vous ce qu'il est en train de faire maintenant?
Tous se retournèrent vers Billy T.
— Il est train de se moquer d'eux. De se moquer de nous. Il n'ignore pas, le bougre, qu'ici, dans le Mississippi, personne ne veut avoir de problèmes raciaux que les journaux yankees pourraient interpréter à leur manière. Il est sûr qu'on le laissera tranquille tant qu'on ne l'aura pas attrapé avec son couteau sur la gorge d'une femme blanche.
— C'est lui, y a pas de doute, approuva son frère. L'ai-je pas vu, moi, derrière la fenêtre d'Edda Lou?
— Il travaillait à la pension, intervint Will.
— Oui, c'est ça, rétorqua Billy T. sur un ton sarcastique. Dis plutôt qu'il cherchait un moyen d'attirer Edda Lou dans les marais pour la violer et la tuer ensuite. Il a donné un coup de main à Darleen, aussi. C'est elle-même qui me l'a dit; il était venu réparer son toit.
— Il a travaillé aussi au camping, là où vivaient Arnette et Francie, lâcha Wood. Je l'ai vu boire un soda et rigoler avec Francie.
— C'est comme ça qu'ils ont fait le rapprochement, dit Billy T. en tirant une dernière bouffée de sa cigarette. Il les aborde, et puis il se met à penser qu'il aimerait bien les tuer, qu'il les déteste parce que ce sont des femmes. Des femmes blanches. Les flics ferment peut-être les yeux, mais moi non. Je les ai grands ouverts, mes yeux, et je ne vais pas laisser à ce bâtard de Nègre la plus petite chance de recommencer sur une de nos femmes.
Il se pencha en avant, sentant que le moment était propice.
— J'ai une belle corde, bien solide, dans le coffre de ma voiture. Chacun de nous ici a un fusil dont il sait se servir. Eh bien, moi, je dis que nous allons fêter notre jour de l'Indépendance en débarrassant Innocence d'un meurtrier.
Il se recula de la table pour se lever.
— Que ceux qui veulent me suivre prennent leur fusil et me rejoignent à la maison. Nous avons un assassin à pendre ce soir.
Il y eut un remue-ménage de chaises sur le parquet éraflé. Les hommes gagnèrent la sortie avec un air déterminé et revanchard, ivres de leur bon droit, jouissant par avance de cette occasion de laisser libre cours à leur violence.
Tandis que leur cohorte s'apprêtait à rejoindre la nuit brûlante et moite, McGreedy nota qu'ils avaient des mines à chercher des problèmes. Mais comme ils allaient les chercher ailleurs, il se remit à ses comptes.
Arrivé à la porte, Wood se retourna vers Will qui était demeuré assis à la table.
— Tu viens, mon gars?
— J'arrive.
Il leva sa chope, la gorge sèche, et engloutit d'un trait une lampée de bière.
— Je vous rejoins tout à l'heure.
Wood lui répondit par un hochement de tête aussi approbateur que menaçant, puis partit récupérer sa Remington.
— Oh, Jésus, murmura Will.
Il but une nouvelle gorgée de bière. Il ne voulait pas que les autres le prissent pour une lavette. C'était la pire chose que pouvait endurer un homme. Cependant, il commençait à se dire qu'il y avait peut-être pis encore.
Pendre un homme.
Bien qu'il ne fût pas assez soûl pour voir là une forme de justice, il n'était pas non plus suffisamment sobre pour considérer cela comme un meurtre. Tout ce qu'il voyait, c'était Toby March gigotant au bout d'une corde. Ses yeux exorbités lui sortant de la tête. Son visage virant au violet, ses pieds battant dans le vide.
Il n'avait pas assez de tripes pour contempler ce spectacle, voilà l'amère vérité. Et s'il flanchait au milieu de l'opération, il perdrait le respect de ces hommes avec lesquels il buvait pratiquement chaque semaine. Il n'y avait qu'une seule solution au terrible dilemme. Et cette solution, c'était d'arrêter le massacre avant qu'il ne commençât.
Il se dirigea vers Dwayne tout en s'humectant les lèvres.
— Dwayne? Il faut que tu m'écoutes.
— Ça va, Will. Je t'ai promis de te laisser encore une semaine.
— Il ne s'agit pas de ce que je te dois. Tu as vu les types qui viennent de sortir?
Irrité d'être ainsi interrompu dans sa beuverie, Dwayne considéra sa bière en fronçant les sourcils.
— Je m'efforce précisément de ne rien voir du tout.
— Ils vont chez Toby March. Et ils y vont avec une corde.
Dwayne releva lentement la tête et dévisagea Will.
— Et pourquoi diable avec une corde?
— Ils veulent pendre Toby March, Dwayne. Le pendre haut et court pour avoir tué toutes ces femmes.
— Tu délires, mon gars. Toby n'a jamais tué qu'un opossum de toute sa vie.
— Peut-être, je n'en sais rien, mais ils sont partis chercher des fusils aussi. Billy T. est sûr et certain que c'est Toby le coupable, et il a poussé les autres à le lyncher.
— Zut ! s'exclama Dwayne.
Il se frotta vigoureusement la face.
— Eh bien, dit-il, je crois qu'il faut les arrêter.
— Moi, je ne peux pas, répondit Will en secouant la tête. Ils me charrieront jusqu'à l'année prochaine s'ils pensent que je me suis dégonflé. J'ai fait mon devoir, c'est tout.
Il était courant que Dwayne fût sujet à des emportements soudains lorsqu'il avait une bouteille à portée de main. Aussi nul ne s'étonna-t-il de le voir repousser brutalement la table pour saisir Will par le collet.
— Ton devoir ? Tu parles ! Toby va être agressé cette nuit, et je veillerai à ce que tu paies pour ça autant que les autres.
— Pour l'amour du ciel, Dwayne, je ne peux pas aller contre mes copains. Ne m'en demande pas trop.
— Ecoute, reprit Dwayne en soulevant Will du sol, si tu veux garder ta maison et ton job, tu as intérêt à filer tout de suite au poste. Et si tu n'y trouves pas Burke ou Carl, alors tu iras chez eux leur répéter ce que tu viens de me dire.
— Dwayne, Billy T. me tuera s'il apprend que je l'ai trahi.
— Bonny n'est pas près de tuer qui que ce soit.
Il poussa Will en direction de la porte.
— Cours.
A moitié endormie, tout engourdie de plaisir, Caroline se blottit contre Tucker, puis, levant la tête, se mit à lui bécoter doucement le torse jusqu'au menton.
— J'ai toujours pensé que les convenances, c'était dépassé.
— Reste près de moi, chérie, répliqua Tucker en la plaquant contre lui, et tu oublieras jusqu'à leur existence.
— Je crois que c'est déjà fait, murmura-t-elle.
Elle posa en souriant la tête contre son épaule.
— A ton avis, on peut dormir collés l'un à l'autre?
— Comme des bébés, répondit-il.
Il lui caressa le dos d'une main nonchalante, écoutant distraitement le grondement d'une voiture qui remontait l'allée, puis le claquement d'une portière et le bruit de cavalcade dans l'escalier. Si c'était Dwayne qui revenait du bar, songea-t-il, ou encore Josie qui tempêtait contre une énième conquête, cela pourrait toujours attendre le lendemain matin.
Caroline, cependant, s'agita. Elle était sur le point de parler, lorsque Dwayne se mit à hurler le nom de Tucker.
— Merdouille, s'exclama ce dernier. S'il me cherche, il va me trouver.
Il embrassa Caroline sur l'épaule tout en roulant sur le côté, et se saisit de son pantalon.
— Ne bouge pas de là. Je vais le calmer.
On entendait Dwayne frapper aux portes en jurant. Tucker ouvrit la sienne à la volée et s'engagea dans le couloir.
— Doux Jésus, Dwayne, tu vas réveiller toute la maison.
— C'est déjà fait, s'écria Lulu depuis le seuil de sa chambre.
Elle portait un maillot de football aux couleurs des Redskins et avait des bigoudis violets plein les cheveux.
— Dire que j'étais plongée dans un rêve du tonnerre avec Mel Gibson et Frank Sinatra !
— Retourne te coucher, cousine Lulu. Je m'occupe de lui.
L'air hagard, Dwayne ressortit de la chambre de Tucker.
— Alors, personne ne dort plus dans son lit, ici? Prends ton fusil, mon gars. Nous avons un problème.
— Le seul problème, pour l'instant, c'est le nombre de bières que tu as descendues chez McGreedy, rétorqua Délia.
Elle l'attrapa par le bras pour le ramener de force dans sa chambre.
— Tiens, t'aurais bien besoin d'un bon seau de glace sur la figure pour te rafraîchir les idées.
Dwayne se dégagea de son étreinte pour se précipiter vers Tucker.
— Dépêche-toi. Ils vont lyncher Toby March.
— Mais de qui parles-tu?
— Je parle des fils Bonny et de leur bande de débiles. Ils viennent juste de partir chez Toby avec une corde.
— Oh ! Seigneur, s'écria Tucker.
Il aperçut alors Caroline qui débouchait dans le couloir en serrant sa robe de chambre au col.
— Attends-moi là, lui dit-il.
— Je vais avec vous, cria Délia en s'élançant vers l'escalier, revêtue de son peignoir en plumes rouges.
Tucker l'arrêta au vol.
— Reste ici. Je n'ai pas le temps de discuter. Appelle Burke et dis-lui que les feux d'artifice ont commencé avec un jour d'avance.
Debout à mi-hauteur de l'escalier, Délia regarda les deux hommes se ruer dans l'entrée. Elle frémissait d'une telle indignation que ses plumes en bruissaient.
— Ils ne sont que deux, murmura Caroline derrière son dos. Si Burke ne vient pas avec du renfort, il n'y aura que Tucker et Dwayne.
Cousine Lulu examina ses ongles.
— Je suis encore capable de percer une pièce d'un cent à cinq pas, déclara-t-elle.
Délia se retourna en hochant la tête.
— D'accord, dit-elle, mais enfile d'abord un pantalon.
Toby se retourna dans son lit en entendant Custer son vieux chien, se mettre à aboyer.
— Satané clébard, marmonna-t-il.
— C'est ton tour d'y aller, dit Winnie d'une voix ensommeillée.
— Voyez-vous ça.
— Je te signale qu'il y a quelques années, je me suis levée toutes les nuits pour allaiter nos deux bébés.
Elle ouvrit les yeux et lui sourit dans la clarté de la lune.
— Et je vais recommencer dans, hmm, six mois.
Toby effleura de la main son ventre encore plat.
— Bon, alors il n'est que justice que je m'occupe du chien.
— Profites-en pour m'apporter un verre de soda à l'orange.
Elle lui tapota le derrière avant qu'il remontât son caleçon.
— Tu sais comment sont les envies des femmes enceintes.
— J'en ai eu un aperçu tout à l'heure.
Winnie gloussa et lui redonna une tape sur le derrière. Le pas encore mal assuré, Toby sortit de la pièce en bâillant.
Il aperçut le reflet du feu dans les fenêtres du salon. La lueur rouge et or le bouleversa.
Il ravala un juron rageur, comptant bien enlever cette obscénité de son jardin avant que sa famille ne s'en alarmât. C'était un homme d'une foi profonde, qui faisait de son mieux pour aimer son prochain. Mais pour l'heure, une colère froide lui étreignait le cœur à rencontre de ceux qui avaient allumé cette croix sur sa propriété.
Poussant la porte d'entrée, il s'avança sous la véranda — et se retrouva avec un fusil braqué contre son ventre nu.
— C'est le jour du jugement dernier, négro, s'exclama Billy T. avec un sourire féroce. Et nous sommes venus pour t'envoyer en enfer.
Tout fier de son pouvoir, il enfonça le canon de son arme dans l'estomac de Toby.
— Toby March, vous avez été jugé et condamné pour viol et meurtre sur les personnes de Darleen Talbot, Edda Lou Hatinger, Frances Logan et Arnette Gentrey.
— Tu es cinglé.
Toby trouvait à peine la force de parler. Le chien était silencieux, désormais. Il le vit étendu sur le gazon — mort ou assommé. La fureur l'envahit. Puis il avisa la corde que John Thomas Bonny et Wood Palmer étaient en train d'accrocher à la branche d'un chêne noueux. Alors il eut peur.
— Je n'ai jamais tué personne, dit-il.
— Vous entendez ça, les gars?
Billy T. laissa échapper un ricanement sans cesser de fixer Toby d'un regard sombre et froid.
— Il dit qu'il est innocent...
Malgré son effroi, Toby se rendit compte qu'ils étaient tous complètement ivres. Ce qui ne les rendait que plus dangereux.
L'un d'entre eux s'appuya sur son fusil et porta une bouteille de Black Velvet à ses lèvres.
— On pourrait aussi bien le pendre pour mensonge, lâcha ce dernier.
— De toute façon, on est là pour lui dégourdir la gorge, non ? rétorqua Billy T. avec un sourire grimaçant. Alors, négro, on a le rythme dans la peau ? Eh bien, on va te faire danser, ce soir. Tes pieds ne toucheront même plus le sol ! Et quand tu auras fini de danser, on brûlera ta maison de la cave au grenier.
Les entrailles de Toby se glacèrent d'effroi. Ces hommes allaient le tuer. Il pouvait lire leur horrible dessein dans leurs yeux. Et s'il se défendait, cela reviendrait au même. Mais il ne pouvait abandonner sa famille.
Il repoussa le canon du fusil. Le coup partit. Il sentit la balle lui déchirer le flanc.
— Winnie ! hurla-t-il avec terreur et désespoir. Va-t'en... Fuis avec les enfants!
Il porta la main à sa blessure. Billy T. lui braqua le fusil en pleine face.
— Je pourrais te tuer, murmura-t-il.
Secoué par un rire nerveux, il s'essuya la bouche du dos de la main.
— Oui, je pourrais te faire un trou dans le ventre. Mais j'ai mieux.
Il se retourna vers les autres.
— On va le pendre. Portez-le sous l'arbre.
Au même instant, il vit la femme surgir de la maison avec un fusil. Et tirer. Dans sa frayeur, hélas, Winnie manqua sa cible. Billy T. la souffleta et lui arracha prestement l'arme des mains.
— Regardez qui voilà ! s'écria-t-il en la saisissant par la taille. Elle est venue protéger son homme.
Winnie se débattit et le griffa. Billy T. la frappa de nouveau. Elle roula à demi assommée sur le plancher de la véranda.
— Viens la tenir, Woody. Et ligote-la. Quand elle se réveillera, je montrerai à ce négro ce que ça fait de voir sa salope violée sous ses yeux.
— Je ne suis pas là pour violer des femmes, marmonna Wood qui commençait à douter de la légitimité de leur action.
— Contente-toi de regarder, alors, rétorqua Billy T.
Il prit Winnie par les cheveux et la traîna au bas de l'escalier.
— Mais viens donc t'occuper d'elle, sacré bon sang. Hé, John Thomas, va me chercher leur marmaille. Qu'on leur montre des choses qu'ils n'apprennent pas à l'école.
Winnie se mit à pousser des hurlements saccadés. Elle donna des coups de pied, mordit, griffa, cependant que Wood lui attachait les mains derrière le dos.
Un cri retentit soudain dans la maison, suivi d'un juron et d'un bruit de chute. John Thomas apparut en chancelant sur le seuil, une large entaille à l'épaule.
— Il m'a donné un coup de couteau !
Il tomba sur les genoux en exhibant sa main rougie de sang.
— Ce petit salopard m'a donné un coup de couteau.
— Jésus tout-puissant, s'exclama Billy T. Même pas capable de neutraliser un gamin...
Il se pencha pour examiner la blessure.
— Tu saignes comme un goret. Hé, vous autres, pansez-moi ça ! Et puis surveillez la maison. Si le môme sort, vous savez ce qui vous reste à faire.
Etendu près de la croix enflammée, Toby commençait à s'agiter en gémissant.
— Je vais m'en occuper moi-même, cria Billy T. Pour Darleen.
Il se pencha vers Toby. Ce dernier avait un œil qui disparaissait sous ses paupières tuméfiées. De l'autre, cependant, il fixait son bourreau avec horreur. Billy T. en fut charmé.
Là était la puissance, se dit-il. Une puissance d'une saveur enivrante. Toute sa vie il n'avait été qu'un médiocre. Mais maintenant il était sur le point d'accomplir un acte grandiose, héroïque même. Personne ne le regarderait plus jamais comme avant.
— Laisse-moi te mettre cette ficelle autour du cou, mon gars.
Il leva le bras et se saisit de la corde. Il força ensuite Toby à se mettre à genoux et fit descendre le nœud coulant le long de son cou.
— Tu vas avoir droit à une chouette cravate, bien serrée.
Tirant sur la corde, il bloqua vicieusement les torons de chanvre contre la gorge de Toby.
— Mais tu ne vas pas mourir tout de suite. D'abord, je vais faire à ta Winnie ce que tu as fait aux autres femmes.
Toby tira sur le nœud en hoquetant. Billy T. sourit.
— Je parie qu'elle aimera ça, reprit-il. Et quand elle me suppliera de recommencer, alors on te pendra.
— Si c'est pour violer une femme, je ne marche plus, intervint Wood, d'un ton ferme cette fois.
Billy T. se retourna d'un bond en grognant et le menaça de son fusil.
— Tu la fermes, maintenant. Ce n'est pas un viol, c'est un acte de justice.
— On ne peut pas arrêter le sang !
Billy T. jeta un œil aux hommes qui essayaient de soigner son frère.
— Eh bien, laissez-le donc saigner cinq minutes. Il n'en mourra pas.
Il perdait son ascendant sur eux. Il pouvait le sentir dans leur façon de traîner les pieds, de détourner les yeux de Winnie qui gisait, blessée, sur le sol.
Reposant son fusil, il défit son ceinturon, excité à l'idée de prendre une femme de force. Quand ils le verraient en action, se dit-il, quand ils comprendraient quel homme il était, nul doute qu'ils seraient de nouveau derrière lui.
— Quelqu'un arrive, Billy T.
— Sans doute le Will. Toujours en retard d'un jour.
Il enjamba Winnie et s'assit sur elle à califourchon. Il s'apprêtait à lui arracher le haut de sa chemise de nuit, lorsqu'une voiture déboula brusquement dans le jardin et s'arrêta en tête-à-queue, soulevant une volée de terre qui cingla l'air comme une décharge de canon.
— J'ai mon arme pointée droit sur tes parties, Billy T., lança Tucker.
Il sortit de la voiture, frémissant à l'idée d'avoir des fusils braqués sur lui.
— Et je peux te garantir que ce sera pis qu'un coup de pied.
— Ça ne te regarde pas, répliqua Billy T. en se redressant, furieux de ne plus avoir son fusil. Nous sommes venus ici exécuter ce qui aurait dû l'être depuis longtemps.
— Ouais, brûler des croix est bien dans ton genre. Tout comme tuer un homme sans défense.
Il aperçut avec révulsion le sang sur le visage de Winnie.
— Ou encore frapper des femmes. Ah, ça, vous devez en avoir, du cran, pour venir à — quoi ? six pour affronter un homme seul, une femme et deux enfants !
— Ce négro tue nos femmes. C'est un criminel.
Tucker eut un haussement de sourcils.
— De criminels, je ne vois que vous, ici.
— Nous allons tuer un assassin. Tu crois peut-être pouvoir nous en empêcher ? Toi et ton ivrogne de frère ?
Il souleva Winnie de terre et, se servant d'elle comme bouclier, recula pour récupérer son fusil.
— Vous êtes à deux contre six.
Une deuxième paire de phares trancha alors l'obscurité, et l'Olds de Délia s'arrêta bientôt à côté de la voiture de Dwayne. Trois femmes armées en sortirent.
— Rappelle-moi de les engueuler plus tard, murmura Tucker à son frère.
Puis, se retournant vers Billy T. :
— On dirait bien que le vent tourne, lui cria-t-il. Ça fait cinq contre six, maintenant.
— Tu crois que je vais avoir peur d'une bande de femelles ?
En guise de réponse, Délia lâcha un coup de feu qui laboura le sol entre les pieds de Wood.
— Ecoutez, vous tous, vous savez que je tire comme il faut. Quant à ces dames que voici, eh bien, elles peuvent avoir de la chance. Caroline, pointez-moi cette Winchester sur l'autre imbécile qui saigne là-bas, sous la véranda. Comme il n'est pas trop en état de s'agiter, ça vous fera une cible facile.
Caroline déglutit péniblement puis épaula la carabine.
— C'est bon, déclara Wood en lâchant son fusil. Je n'ai pas plus envie de tirer sur les femmes que de les violer.
— Alors tu ferais mieux de t'écarter de notre ligne de mire, lui conseilla Tucker. Cinq partout, Billy T.
Une sirène s'approchait. Il esquissa un sourire.
— Et ce n'est pas fini, ajouta-t-il. Maintenant, Billy T., si j'étais toi, je reposerais cette femme par terre. Et très, très doucement. Sinon, mon doigt pourrait bien glisser et je serais capable de trouer ton petit frère.
— Seigneur Dieu, Billy, lâche-la donc ! s'écria John Thomas en se reculant précipitamment contre les marches.
Billy T. s'humecta les lèvres.
— Peut-être bien que je pourrais aussi t'en mettre une dans le buffet.
— Certes. Mais comme tu ne peux manipuler cette carabine d'une seule main, tu devras d'abord reposer Winnie par terre. Et après, ce sera toi contre moi.
— Lâche-la, Billy, chuchota Wood. Et ton arme aussi. On est cinglés de faire ça.
Il se retourna vers les autres.
— On est tous cinglés de faire ça, répéta-t-il.
En signe d'agrément, ils lancèrent chacun leur fusil devant eux.
— Te voilà seul, désormais, cria Tucker. Tu peux mourir seul aussi. Pour moi, c'est du pareil au même.
Dégoûté, Billy T. relâcha Winnie, qui se mit à ramper en sanglotant vers son mari. Puis il laissa retomber son arme et se dirigea vers sa voiture.
— A ta place je ne bougerais pas, lui dit Tucker à voix basse.
— Tu ne me tirerais pas dans le dos, tout de même ?
Tucker pressa la détente. Le pare-brise de la voiture de Billy T. vola en éclats.
— Tu paries?
— Vas-y donc, l'encouragea cousine Lulu. Cela épargnera de l'argent aux contribuables.
— Oh, assez! s'écria Caroline.
Elle essuya ses mains moites sur son jean et se précipita vers Winnie.
— C'est fini, maintenant. Ne vous inquiétez plus.
— Mes petits...
— Je m'en occupe dans un instant.
Elle s'ingénia à desserrer la corde qui entravait ses poignets, espérant la libérer avant que les enfants ne la vissent dans cet état. Ces derniers, cependant, se ruaient déjà hors de la maison. Jim tenait toujours le couteau de cuisine maculé du sang de John Thomas. Sa petite sœur le suivait en se prenant les pieds dans sa chemise de nuit.
— Voilà..., murmura la jeune femme en délivrant Toby du nœud coulant.
Ses yeux s'embuèrent de larmes quand elle prit le couteau ensanglanté pour couper ses liens. Ayant porté la main au flanc de la victime, elle l'en retira humide.
— Vous êtes blessé, déclara-t-elle. Il faut appeler le médecin.
— Nous allons le transporter à l'hôpital, répondit Tucker en s'agenouillant à côté d'elle.
Burke et Carl étaient déjà en train de lire leurs droits à Billy T. et aux autres.
— Qu'en dis-tu, Toby? reprit Tucker. Prêt à faire une petite balade?
Toby tenait sa famille dans ses bras, les serrant fort contre lui. Des larmes perlaient à son œil valide.
— Je crois que je peux encore me bouger, dit-il.
Il ébaucha un pâle sourire. Contre sa poitrine, Winnie pleurait à chaudes larmes.
— C'est vous qui conduisez? demanda-t-il à Tucker.
— Bien sûr.
— Alors on y sera vite.
— D'accord. Dwayne, viens m'aider. Délia, tu emmènes les enfants à Sweetwater. Caroline...
Il la chercha des yeux. Elle s'était relevée et s'éloignait à grands pas.
— Où vas-tu donc?
Elle ne se retourna pas.
— Prendre une bêche pour enlever cette obscénité de profane, répondit-elle en désignant la croix.